L'évolution
de la société de service dans la société actuelle
Conférence de Laurent Gille, Bipe-Sirius en 1999 devant
le comité économique et social
Cet article est extrait du site: http://www.qualite-publique.org/ (Documents - Articles).
J'analyserai les tendances qui conduisent à penser la notion de service au XXIe siècle de façon un peu différente de celle à laquelle nous sommes habitués, avec deux axes de réflexion : un axe historique et un axe éconornique.
S'affranchir de la nécessité
La notion de service dans son acception courante est récente. Elle date du XXe siècle. L'étymoIogie nous dit que servir, "servitium" en latin, caractérise l'état de servage. Le service, dans l'antiquité, n'était autre que la prestation des esclaves. Dans les économies grecque ou romaine, ne sont considérés comme hommes libres que ceux qui ont pu s'affranchir des nécessités de la vie et peuvent dès lors participer aux débats publics et à l'organisation de la société. Celui qui doit travailler pour vivre n'est pas véritablement considéré comme homme libre. Deux sphères existent : la sphère publique, celle du politique, de l'égalité des hommes, des honneurs, et la sphère privée, celle du ménage, de l'économie, du travail, des inégalités, de la futilité, où se gèrent les nécessités de la vie.
"L'esclave, dit Aristote, est la façon humaine de maîtriser la nécessité". Les esclaves ne sont pas des outils à fabriquer, mais à vivre, la vie consommant sans cesse leurs services. Maîtriser la nécessité, n'est-ce pas là une remarquable définition de la notion moderne de service ? Et n'est-ce pas là, en l'étendant au-delà des nécessités, à l'agrément de la vie, ce qu'on doit attendre aujourd'hui de la prestation de service ? Notre service moderne nous semble trop lié à des savoir-faire, à un mode d'organisation, voire à des biens, des machines, des infrastructures.
La valeur du service
Comment est-on passé de cette prestation des esclaves à la conception actuelle des services ? Les sphères privées et publiques se sont interpénétrées. L'économie est sortie de l'enclave familiale pour devenir presque exclusivement commune. Hannah Arendt, dans "la condition de l'Homme moderne" nous dit que l'esclave libéré, devient peu à peu artisan, commerçant, travailleur. Ce qui compte alors, ce sont les œuvres produites. Le travail n'a de sens que s'il se traduit par une œuvre matérielle - ce qui en passant, permet de mesurer des productivités. En sortant de la sphère privée, le service n'a trouvé de salut qu'en se réifiant. La propriété des esclaves a été troquée contre la propriété de leur production. La liberté - s'affranchir des nécessités de la vie - est devenue capacité à détenir les biens nous en libérant.
Dans cette évolution
séculaire, toute production qui ne pouvait être décomptée
à travers une production matérielle a souffert d'un manque de
valeur.
Dès lors qu'une production n'est pas dénombrable, qu'elle ne se
traduit pas par un bien matériel, ce qui devient important est l'organisme
producteur - l'esclave public en quelque sorte -, et les équipements
qu'il utilise.
On est frappé de voir que nos grands services ne savent pratiquement revendre que leurs unités d'œuvre. Dans les télécommunications, ce qu'on achète, ce sont des durées, de la distance, du débit, et non des unités d'usage au sens où on pourrait les entendre à partir de l'étymologie du mot service.
Le travail qui ne se traduit pas par une œuvre reste largement dégradant, à moins qu'il ne se structure dans un service public. Il nous faut donc reconnaître au service toute sa valeur, retrouver le sens des œuvres serviles, c'est-à-dire leur utilité. Vous savez tous la difficulté qu'il y a, encore de nos jours, à faire admettre la valeur du service éphémère, en d'autres termes à rendre les activités de service solvables.
Donner oblige
Le rapport marchand qui consiste, à échanger des biens a pu nous faire croire à une relation ponctuelle : je t'achète un bien, je te paye, nous sommes quittes... Ceci est de plus en plus exceptionnel. Dans les transactions modernes, l'avant et l'après-vente prennent une place croissante. Mais surtout la relation d'échange s'inscrit obligatoirement dans un processus social. Le sens des rapports économiques s'immisce dans les rapports sociaux. Nous sommes aujourd'hui dans une économie de compte. Nous sommes en compte avec beaucoup de monde, même s'il ne s'agit pas de comptes monétaires. Certains auteurs, comme François Rachline, ont montré qu'il était quasiment impossible de solder les comptes. 0n est toujours en comptes ouverts et nos comptes monétaires ne peuvent être soldés à zéro sans remettre à néant tout notre édifice social et économique. La dette que représente ces comptes ouverts constitue l'un des principaux modes de régulation sociale. Avec les anthropologues qui ont réflechi sur l'économie du don, il faut reconnaître qu'il est nécessaire à nos économies de faire circuler ces dettes, entre générations, entre classes sociales, entre sexes. En d'autres termes, donner oblige. Ce sont les dettes, interdépendantes entre elles, qui déterminent les statuts.
Le langage courant nous est d'un grand secours : on ne donne pas un service, on rend un service. C'est un rendu pour un prêté. Le service ne se conçoit que dans la vie sociale, il concourt à produire de la société.
Dans l'économie du jetable, de l'éphémère, l'objet compte de moins en moins. Le consommateur cherche à troquer sa valeur d'échange pour une valeur d'usage. La demande devient une demande de faire, peu importe les savoir faire qui sont derrière. Mais un pas reste à franchir pour atteindre une économie de service où la propriété cède le pas à la notion de droits ouverts à prestations permettant de se libérer des nécessités de la vie.
Le service, une dette réciproque
Les économistes ont beaucoup de mal à définir la notion de service. Les services sont trop souvent ce qui n'est ni l'agriculture, ni l'industrie, ce trop fameux secteur tertiaire qui ne se pose que comme solde d'une économie de biens. Une définition positive du service est nécessaire. Or le service ne peut se définir par son produit - ce serait lui ôter son sens -, ni uniquement par les moyens qu'il met en œuvre - réduction qu'opère, à mon sens, le Service Public.
Le service ne peut se définir que par son résultat : vivre la vie, libérer la vie de ses contraintes, de ses nécessités, l'agrémenter. Dès lors, on doit nécessairement attibuer à la prestation de service ce redoutable privilège de faire naître une dette, d'endetter celui qui y recourt comme celui qui le produit.
Au théâtre ou au cinéma, vous acquittez le prix de votre place comme solde de tout compte. Pourtant ce prix ne solde pas la dette contractée envers l'auteur qui aura su vous faire passer une esthétique, une émotion par définition sans prix. Le prix du transport ne vous acquittera pas de la dette vis-à-vis du transporteur si celui-ci vous restitue un objet égaré ; inversement si ce transporteur vous met en retard, le client le considérera comme débiteur.
Rendre service, c'est entrer dans une économie relationnelle, c'est créer et éteindre en permanence des dettes qui ne sont pas uniquement sur le plan monétaire mais qui doivent se situer sur le plan social.
Le rapport servant-servi
Que signifie concrètement ceci sur le plan économique ? Le rapport entre le servant et le servi n'est pas de même nature que le rapport client- fournisseur classique autour des biens.
Ce rapport se décline sur trois dimensions : la prestation, ce qui est en jeu : le quoi ; la relation de service : le comment ; la relation de marché : le pourquoi je consomme tel ou tel service.
1 - Le quoi. Quand la prestation n'est plus médiatisée par un bien, le service devient en quelque sorte assistance à la vie. On parle d'assistance à la mobilité et non d'un service de location de voiture.. Dès lors qu'apparaissent les attributs que l'on attend d'un service, ceux qui caractérisent l'omnipotence de l'homme libre interviennent : immédiateté, universalité, personnalisation, excellence. Le consommateur attendra de plus en plus que le système productif lui procure la fin, quels que soient les moyens mis en œuvre. C'est le résultat, l'utilité qui sont visés, a charge pour les prestataires d'en déterminer les moyens. Or les fins, telles que l'usager les perçoit, se globalisent de plus en plus et se fractalisent dans des fonctions de bien-être. Ce qui est en jeu sont des fonctions de type "se déplacer", "communiquer", "habiter", "élever ses enfants", "se divertir".. Telles sont les libertés que vont rechercher, à mon sens les consommateurs.
Les producteurs devront accompagner cette évolution en intégrant massivement leurs prestations. Il faut souligner le rôle (les nouvelles technologies de l'information. A travers de véritables centrales transactionnelles permettant d'intégrer ces prestations se mettra en place une offre répondant aux attentes (les consommateurs.
Le service de demain sera surtout une assurance d'assistance - engagement de résultat, engagement de secours permanent - qui, va contraindre à modifier l'économie de services, à rentrer dans des logiques intégrant l'assurance, notamment une évaluation du risque moral encouru. Cette nature assistancielle du service va mettre en avant la relation de service.
2. Le comment de
la relation servant-servi est la façon dont le service est rendu. Cette
relation devient un élément essentiel de la prestation globale
Beaucoup d'auteurs ont insisté sur le fait
qu'aujourd'hui, pour produire du service, on a besoin de la coopération
du servant et du servi,
voire de la coproduction du service. Chacun donne, les deux reçoivent.
La transaction monétaire reflète imparfaitement cet échange.
Dans ce rapport se joue la circulation des dettes et la fidélité
au service clé de la part des consommateurs.
L'apparition des intermédiaires
3. La relation de Marché. Pourquoi acheter tel ou tel service ? Cette question me paraît aujourd'hui fondamentale et très concrète : quelle va être la place des intermédiaires dans la relation servant-servi ? Va-t-on continuer à avoir une relation directe entre le prestataire et son client ? Jusqu'à nos jours, les prestataires de service ont très largement distribué eux-mêmes leur production. Aujourd'hui, dans les domaines des transports. de la communication, des télécommunications, voire de l'énergie, des tiers interviennent de plus en plus dans la distribution des services, notamment du fait de ces nécessités du fait des nécessités d'intégration.
Dès lors se pose la question du statut de ces intermédiaires. Dans la relation servile de l'antiquité, le maître ordonnait, l'esclave obéissait. Dans la relation client-fournisseur d'aujourd'hui, le client choisit, dit-on. On doit toutefois se rendre à l'évidence : le fournisseur impose plus que le client ne dispose, Le client ne choisit que dans le cadre de l'offre qui lui est proposée par l'intermédiaire. Le client choisit son journal, mais celui-ci lui imposé son choix de nouvelles. La question est alors celle du mandatement. Par qui l'intermédiaire est-il mandaté ? le fournisseur ou le client, le servant ou le servi ? L'intermédiaire ne peut être neutre dans cette relation. Il est partie intégrante du jeu économique. Il se conduit au mieux comme un arbitragiste de marché.
Logique "Pull ou Push"
Deux schémas
alternatifs de fonctionnement des intermédiaires apparaissent. Dans le
premier que je qualifierai de "push" l'intermédiaire est mandaté
par le fournisseur, par le système productif. Dans le deuxième
schéma qualifié de "pull", l'intermédiaire est
mandaté par le client, par celui qui recourt à la production.
Le monde économique mixe ces deux sens. Jusqu'à une date récente,
le mode push, le mandatement par l'amont, par le fournisseur, a prédominé.
Les nouvelles techniques de l'information ont tendance à hypertrophier
ce mode dans nos fonctionnement, économiques. Mais selon la définition
de service que je vous livrais, le prestataire de services devrait être
mandaté par son client, par l'aval, et fonctionner selon une une logique
de pull, c'est-à-dire être à dire auservice de ses clients.
Dans ce cas, une dichotomie devrait surgir entre la distribution de service
et leur production. De nouveaux marchés devraient se créer entre
les prestataires de services au sens traditionnel du terme et ces nouveaux intermédiaires
qui se positionneront sur ces es marchés. Dans le mode "pull",
c' est d'une concurrence entre prestataires que naîtra la diversité
nécessaire au marché, avec cc que cela implique d'interconnexions,
d'intégration des services. Deux modèles de développement
sont possibles, deux logiques économiques, deux modes de rémunération
et d'incidences sur le positionnement des opérateurs et des acteurs.
Ces oppositions, bien sûr, ne sont que théoriques. Nos sociétés
intègrent, plus qu'elles ne suppriment, les formes antérieures.
Le commerce électronique ne supprimera pas la halle aux produits frais,
le faire faire ne supprimera pas le faire, le pull n'éliminera pas le
push C'est dans la segmentation des marchés
que s'élaboreront des équilibres toujours instables entre des
formes relationelles opposées.
L'incidence majeure
doit être l'articulation de plus en plus difficile entre le savoir faire
d'un prestataire et la demande de faire quiémanera du marché qui
ne s'adressera pas à des savoir faire. Une série de questions
pour tout acteur du champ du service intervient alors.
Quelle fonction d'utilité viser ? Quel périmètre industriel
adopter ? Quel mode de distribution retenir ? Comment se positionner sur le
marché ? Quels rapports tisser avec ces nouveaux intermédiaires
? Quels compteurs chaque prestataire va-t-il enclencher ? Quelle dette va-t-il
gérer ? Qu'est-ce qui relève du monétaire ? Que dois-je
donner, comme prestataire, pour tisser une relation de service dans laquelle
je peux gérer la fidélisation de mes clients ?
Que pourra être l'innovation de service? La recherche et développement, l'innovation, doivent aujourd'hui se focaliser sur les services avec toutes les questions de protection, d'amortissement. C'est donc à un véritable audit stratégique du service qu'il faut parvenir, défroquer le service de ces oripeaux actuels, rendre service et non plus produire du service, s'inscrire dans une dynamique sociale, celle qui fait du sens tout en restant dans des équilibres économiques incontournables.