L’homme
moyen n’existe pas
Christiane Alberti
Cet article a été trouvé et extrait du site : E.C.F.
Le projet de loi relatif à la réglementation des
psychothérapies, dit amendement Accoyer, a rompu la continuité
de notre présent. Son arrivée à l’automne dernier
s’est constituée comme événement.
Le signifiant « psy » résonne depuis, différemment,
qualifiant non pas un discours mais le champ des pratiques de parole et d’écoute,
des psychologues, psychothérapeutes, psychiatres, psychanalystes...,
des « psycho » comme dit Lacan dans Télévision. Ouvert
par l’expérience freudienne qui s’est inscrite dans l’histoire
sous la forme d’un discours inédit, imprescriptible, ce champ se
déploie aujourd’hui sous une constellation nouvelle où les
questions qui touchent à l’intime sont devenues un enjeu de civilisation.
A considérer la privatisation de l’expérience, le détachement
des idéaux de la tradition, la culture de l’expérience de
vie, des sujets contemporains, les psys, dans leur diversité, sont devenus
un « facteur de la politique ».
La révolte des psys interprète l’histoire de cette réglementation,
au moyen d’une réflexion sur son point aveugle, donnant à
notre compréhension de la modernité une inflexion nouvelle. La
volonté obstinée de standardisation des pratiques « psy
» apparaît comme un nouvel épisode dans la tentative de normalisation
de l’humain, dans lequel plus rien n’est attendu de la raison que
la mesure : on exige la pesée des mots, l’arpentage du stress,
la trigonométrie du « faire face », l’ébulliométrie
des émotions... Le comique de ces disciplines high-tech masque à
peine le ressort de cette affaire. A vouloir construire un type d’homme
par une approche quantitative, à vouloir objectiver la norme en moyenne
statistique, on oublie que le principe même de la norme suppose une existence
première qui lui résiste. Canguilhem nous le rappelle, l’anormal
est premier, la norme est seconde. L’entreprise de toute normalisation
a pour vocation de réduire l’écart essentiel qui réside
entre la donnée première - la vie anormale - et la norme exigée,
de telle sorte qu’elle aboutit à nier l’existence première.
Ici, c’est bien la vie psychique elle-même qui est visée
dans ce qu’elle a de profondément étranger à la norme,
de radicalement alter. C’est la dimension psy que l’on cherche à
éradiquer. Et la disparition tendancielle du terme « psychologie
» dans les développements les plus récents des sciences
humaines, doit en ce sens, nous alerter.
L’arithmétisation de la norme sert à refouler ce qui habite
le corps vivant, la vie pulsionnelle, en tant que telle incommensurable. C’est
pourquoi l’homme moyen ne correspond à aucun objet réel.
Il n’est qu’une fiction statistique, nous dit Lacan(1)
qui nous invite à nous défaire de cet homme-là. Les signifiants
de l’homme exact, de l’homme moyen, sont utiles au maître
qui cherche dans la matière psy une nouvelle matière première
qui dés lors qu’on saurait la mobiliser, transformerait tout.
S’agit-il, maintenant, de déplorer ce qui est pris dans le mouvement
même de l’époque ?
Triompher de son temps ? Cultiver l’intempestif ? Il y a lieu d’abord
de comprendre ce qui n’est pas simplement une doxa ou une idéologie
de surface mais un discours profondément ancré dans notre modernité,
qui nécessite une étude à la fois généalogique
et archéologique. Sur la nature de cette configuration socio-politique
nouvelle, Jacques Lacan apporte en 1970, un éclairage d’une lucidité
inouïe compte tenu des emballements de l’époque. Le discours
qui accorde la primauté à des vérités purement numériques,
signifie « bien autre chose que la montée en jeu d’un savoir
absolu » et renvoie plutôt à « l’idéal
même d’une formalisation où plus rien n’est que compte
»(2). La société de consommation,
précise-t-il, prend son sens de ceci que l’élément
qualifié d’humain est donné comme l’équivalent
homogène de n’importe quel objet de jouissance, produit de notre
industrie. Le sujet s’y voit réduit à n’être
plus qu’une valeur comptable.
L’ambition de ce travail d’élucidation dont le présent
numéro porte la trace, est de lutter contre les pensées apolitiques
qui, au nom d’une prétendue objectivité, ignorent le lien
qui relie l’homme à sa nature d’être parlant.
Notre temps est « out of joint »(3),
disjoint, à distance de lui-même. Nous n’avons pas d’autre
choix que d’affronter et d’assumer les effets de notre action telle
qu’elle se déroule dans le monde, avec tous les écarts que
cela impose aux fins idéales. La tâche de l’heure est de
dire notre pratique dans ce qui la fonde. La singularité du cas y tient
lieu d’administration de la preuve car « l’homme moyen n’existe
pas »(4).
(1) Lacan J.,
« Il ne peut y avoir de crise de la psychanalyse », Entretien avec
E. Granzotto (1974), Le Magazine littéraire, n°428, février
2004, p.28.
(2) Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la
psychanalyse, Paris, Ed. du Seuil, 1991, p.92.
(3) Pour reprendre la formule de Hamlet : « The time is out of
joint ».
(4) Lacan J., « Il ne peut y avoir de crise de la psychanalyse
», Entretien avec E. Granzotto (1974), Le Magazine littéraire,
n°428, février 2004, p.28.